
Ambre PHILIPPE
Directrice de la Fondation Catherine Gide
« Le passage d’André Gide par la Cour d’assises en tant que juré, du 13 au 25 mai 1912, au Palais de justice de Rouen, marque un véritable tournant dans son œuvre. Le virage est pris de façon durable : son intérêt pour les affaires judiciaires va d’abord déboucher sur une écriture d’un genre nouveau ; elle va le pousser à créer la collection « Ne jugez pas » chez Gallimard (1930), et à ouvrir une rubrique « Faits-divers » dans La NRF (1926) ; elle va imprégner ses textes au-delà même des écrits sur la justice, par l’emploi d’un vocabulaire emprunté au droit dans ses titres, comme Attendu que… et Un esprit non prévenu ; enfin, elle va infuser son œuvre romanesque, multipliant la manière d’écrire le crime, et révélant au passage un attrait pour les petits bandits, les zones d’ombres, l’appel du doute. Parallèlement à une véritable prise de position morale, il faut reconnaître aux écrits de Gide relatifs à la fausse monnaie et aux vols un aspect érotique, mis en scène de façon flagrante dans L’Immoraliste, à travers le personnage du jeune Moktir. Nous ne sommes pas encore au stade bukowskien du « j’ai toujours admiré les méchants, les hors-la-loi, les fils de pute », mais il y a bien chez Gide quelque chose du « refus d’être modelé par la société », qui entraîne dans ses marges, qui pousse à fréquenter l’infréquentable. La littérature, sans être voyeuriste, semble souvent le seul outil pour se libérer de la norme, et se retourner sur ceux que l’on jette derrière les barreaux pour ne plus en entendre parler. Ce qui demeure la forme morale par excellence alors, pour Gide, et finalement peut-être même pour un « raté » de talent comme Bukowski, c’est l’art, c’est l’écriture. Forme parfaite dans la possibilité de toutes ses imperfections, forme ouverte à tout, qui se joue des limites même de sa propre forme. Forme assez proche finalement de celle des « faits-divers » : tout y entre, du plus banal au plus extraordinaire. »
OphéliE COLOMB
Docteure en Droit & Littérature
À côté des oeuvres romanesques, la mise en récit de faits divers se distingue dans d’autres textes du corpus gidien au genre imprécis ; c’est le cas de L’affaire Redureau et de La séquestrée de Poitiers, récits publiés en 1930 dans la collection « Ne jugez pas ». Ces textes issus de faits divers sont racontés d’une manière qui semble authentique et neutre. Pourtant, des éléments romanesques transpirent dans leur restitution : des « “comme si” en lieu et place du réel.58 » Auparavant, dans la série de faits divers publiée entre 1926 et 1928 dans La NRF, une impossible neutralité se faisait jour tant les récits de faits divers appellent la rectification. Ici encore, la confrontation entre narrativité judiciaire et romanesque s’impose à nous.
Nonobstant les velléités d’une narration objective de ces faits divers, force est de constater que le pacte de neutralité proposé par Gide est dévoyé par lui-même afin de rétablir par le commentaire un récit pénal défaillant. Aussi, le ralliement aux thèses des avocats de la défense atteste des partis pris gidiens dans la construction narrative de ces affaires.


Guillaume
DUMOULIN
Éditeur – Héraclès Éditions
La vie d’une œuvre est le résultat de l’œuvre d’une vie et celle-ci est un leg culturel qu’il importe à chacun de s’approprier, de découvrir ou d’oublier. Le travail d’un éditeur est celui d’un découvreur tout autant que d’un re-découvreur, chaque œuvre prend place au cœur d’un processus qui implique la rencontre entre un texte et un lecteur, sans considération de temps, ni d’espace. Une œuvre chemine au gré de l’intérêt qu’un éditeur saura déceler pour d’autres lecteurs.
Les idées parcourent les décennies, sont oubliées, puis éclairent à nouveau une réflexion universelle, l’intemporalité d’une pensée profonde parcourt le temps à son rythme, les auteurs ressentent ces mouvements et tentent de leur donner une forme. Il en est ainsi d’une idée qui a accompagné André Gide de 1912 jusqu’à sa mort, celle de la justice humaine. Quelles différences séparent l’accusé des jurés ou des magistrats ? Qu’est-ce qui détermine à un moment précis, la nature intrinsèque d’un individu ? Rendre la justice nécessite de s’intéresser à ce qui déterminait l’accusé avant son crime. Quelles sont les circonstances, les prédispositions, les passions qui pourraient justifier cette ignoble transformation d’un humain en criminel. Répondre à ces questions est impossible tant les faits-divers regorgent de crimes les plus communs, comme des plus atroces.
Cette « matière » humaine, André Gide s’y est intéressé lorsqu’il fut appelé comme juré populaire aux Assises de Rouen. Pendant quinze jours, il découvre la mécanique de la justice, le chaos des langages, la brutalité des faits, la lâcheté des jurés et les manipulations des magistrats. De ces affaires, dont nous avons quelques feuillets griffonnés lors de ces procès, naîtra l’ouvrage Souvenirs de Cour d’Assises, publié en 1914. Gide collectionna et classa toute sa vie durant des coupures de presses, à la recherche des faits-divers les plus emblématiques des passions humaines. Publiant dans la Nouvelle Revue Française ses découvertes, il reçut un grand nombre de lettres de lecteurs souhaitant porter à son attention d’autres faits-divers éloquents. En 1935, Gaston Gallimard propose à André Gide de fonder une collection qu’il intitule « Ne jugez point », ultime injonction du Nobel de Littérature au crépuscule de sa vie aux générations futures. Trois titres furent publiés, dont deux de Gide.
Gauthier Dupont
Éditeur – Héraclès Éditions
Longtemps mis à l’index, André Gide s’impose comme un fin analyste de ce que l’humanité peut être. Ses voyages africains ont été pour lui des jalons initiatiques. Marqués par une confrontation brutale avec les réalités coloniales, ils éveillent en lui un regard lucide et empathique, ouvrant les portes à une indignation éthique qu’il traduit en prose intelligible. Cette clarté se double d’une intensité viscérale, témoignant des tensions entre l’universel et le particulier, entre les oppresseurs et les opprimés. Sa participation en 1912 à la Cour d’assises de Rouen constitue une immersion dans le théâtre moral du jugement. Cette expérience, aussi troublante que formatrice, alimente une réflexion sur la justice des hommes.
Ici, l’écrivain exhorte son lecteur à un pas de coté, en dehors du manichéisme, proposant d’observer l’homme dans son entièreté, fort et faillible, avec une radicale compassion. L’œuvre de Gide est une quête de la transgression autant que de la rédemption. Ce que l’on peut qualifier de criminalité devient sous sa plume non pas uniquement de la barbarie, mais également un terrain fertile de compréhension plus large de l’identité, de la moralité. Gide interroge la condition humaine dans sa quête d’un absolu insaisissable. Sa narration, d’une élégance grave et précise, offre des vérités nues, sans fard, permettant d’appréhender l’inqualifiable, que la raison seule ne pourrait expliquer.
En donnant à connaitre ces figures tourmentées et pourtant profondément humaines, Gide nous tend un miroir sur nos propres ambiguïtés, nos zones d’ombres perfectibles qui a tout moment pourrait nous faire perdre le contrôle. Il dissèque sans cruauté, peint sans illusion. L’obsession gidienne pour la liberté en particulier, illustre une tension entre la revendication individuelle et la responsabilité collective. À ses yeux, l’émancipation véritable dépasse les seules contingences sociales, elle devient un état d’être.
